Le plat de résistance de la nouvelle année : Le nouvel opus de Flash Pig sort le 2 février 2024, THE MOOD FOR LOVE.
Après le Plus Longtemps possible paru il y a un an, les quatre musiciens de Flash Pig ont choisi comme fil conducteur de leur nouveau disque, une histoire d'amour et d'imagination : In the Mood for Love, chef d'œuvre du réalisateur Wong Kar Wai. Dans le film, un homme et une femme emménagent le même jour chez une logeuse à Hong Kong. Ils sont chacun mariés de leur côté, mais on ne verra jamais leurs époux respectifs. Ils rentrent tard du travail, vont souvent manger seuls le soir; l'image passe alors au ralenti, éternise chaque frôlement, chaque regard. Un thème au violoncelle accompagne ces scènes, il ponctuera le film huit fois.
Quand ils découvrent en même temps qu'ils sont trahis par leurs conjoints, les époux se mettent à imaginer et à rejouer avec mélancolie les différentes étapes de l'adultère. Bien sûr ils se prennent au jeu, bien sûr ils doivent se séparer à la fin; de cet amour - peut-être imaginaire - ne restera qu'un secret que le héros murmure dans la pierre creuse d'un temple khmer.
Flash Pig trouve un véhicule parfait dans la bande originale du film, qui en plus du thème des amants compte plusieurs boléros de Nat King Cole et des chansons chinoises à l'eau de rose. Comme chez Wong Kar Wai, la contrainte formelle permet au groupe une expression pudique et distanciée de l'émotion. Le quartet prend les sentiments bien trop au sérieux pour les étaler grossièrement.
Après un bruit de bobine commence Yumeji's Theme, thème à trois temps élégiaque et délicat, énoncé par le piano. Le groupe utilise pour la première fois des techniques de re-recording, ce qui permet à Adrien Sanchez de garder l'ostinato et d'être soliste, avec un lyrisme d'autant plus bouleversant qu'il est contenu.
Le thème d'In the Mood for Love est une autre sérénade en trois, introduite par la basse et la batterie, gagnée peu à peu par la flamme et l'intensité du quartet. Là où Wong Kar Wai n'abandonne jamais son strict contrôle esthétique, Flash Pig poursuit une tradition où le lâcher prise, l'écoute et la prise de risque sont centraux.
C'est ainsi que Qing Tan, mélodie presque martiale, est métamorphosée en un groove sauvage, qui se conclut par des couleurs de gong de Gautier Garrigue, qui à plusieurs reprises dans le disque donne a ses improvisations une dimension visuelle.
Le film flirte avec le kitsch quand il utilise à répétition le quizas, quizas, quizas chanté en espagnol américanisé par Nat King Cole. Dans les mains du quartet, le thème est d'abord interprété sagement, non sans humour. Le pont fait l'effet d'un glissement de terrain : le tempo se distend, les dissonances se multiplient. Le morceau ira tout du long de la rigueur à l'ivresse, de l'orthodoxie à la décadence.
Quand Yumeji's theme revient, on croirait entendre les volutes de fumée du film, le piano et la contrebasse sont dédoublés, et de ces limbes émerge un solo de Florent Nisse accompagné par le piano, sobre et poignant.
Age of Bloom, le temps de la floraison, est la traduction littérale du titre du film. C'est une autre chanson chinoise, que la caisse claire fait marcher au pas, et qui rappelle la parenté entre Flash Pig et Charlie Haden. Lui aussi reprenait des chants partisans ou folkloriques pour trouver une liberté musicale qui soit enracinée dans l'expérience humaine et dans l'Histoire.
C'est sur l'enivrant bolero Aquellos Ojos Verde qu'est révélée l'infidélité des conjoints. C'est ici une version voluptueuse: les premières notes du solo de piano ressemblent aux lourdes gouttes d'une pluie d'été.
Deux versions de Yumeji's Theme se succèdent ensuite. Dans la première, un torrent de percussions et d'arpèges au saxophone laisse la place à des accords ambigus, puis les engouffre à nouveau. La deuxième version met en avant la richesse et la netteté harmonique d'Adrien Sanchez, issu de Brahms et Chopin autant que de Joe Lovano. Le thème est d'ailleurs repris à la fin avec une rage toute romantique.
Angkor Wat est le thème du secret, une piste statique et presque endeuillée. Des voix sans paroles résonnent à la fin.
Les vieux standards jouent souvent le rôle d'un flacon temporel, ils gardent la trace du passé regretté, du présent déjà en train de disparaître, comme As Time Goes By dans Casablanca. I'm in the Mood for Love est un peu une chanson fantôme, puisqu'on ne l'entend jamais dans le film. Maxime Sanchez en fait un stride abrasif, héritier d'Ellington et Monk, et la bobine s'arrête.
Ce disque brûlant et maîtrisé nous permet d'écouter des musiciens arrivés ensemble à maturité, capables comme peu d'autres d'exprimer des émotions adultes et nuancées avec un idiome jazz. Le dialogue avec le cinéma ouvre pour notre imaginaire des possibilités réjouissantes, qui font avancer encore plus loin ce groupe précieux pour le jazz français et européen.